Wednesday, April 18, 2018

LES DOCUMENTS SECRETS AMERICAINS SUR LA MORT DE PATRICE EMERY LUMUMBA


Un article du Washington Post, traduit par Freddy MONANGA, parut le 21 Juillet 2002 avec comme titre Opening the Secret Files on Lumumba’s Murder, du journaliste et auteur américain Stephen R. Weissman.

(...) Les politiques américaines durant la guerre froide fournissent de nombreux exemples tragiques. L'un était la complicité des États-Unis dans le renversement et l'assassinat du Premier ministre congolais, Patrice Lumumba.
Il y a quarante et un ans, Lumumba, le seul dirigeant démocratiquement élu au Congo (RDC), a été livré à ses ennemis, torturé et sommairement exécuté. Depuis lors, son pays a été pillé par le régime de Mobutu Sese Seko soutenu par les États-Unis et ravagé par la guerre civile et régionale.
L'explication conventionnelle de la mort de Lumumba a été qu'il a été assassiné par des rivaux congolais après que les tentatives antérieures des États-Unis pour le tuer, y compris un complot pour injecter du poison dans sa nourriture ou dentifrice, ont échoué. 
Patrice Emery Lumumba premier ministre Congolais

En 1975, la «Commission Church» du Sénat américain, du nom du sénateur démocrate Frank Church qui la dirigeait, a enquêté sur les complots d'assassinat de la CIA et conclu qu'il n'y avait «aucune preuve de l'implication de la CIA dans la mort de Lumumba».

Cela n’est pas vrai. J'ai obtenu les documents classifiés du gouvernement américain, y compris une chronologie d'actions secrètes approuvées par un sous-groupe du Conseil National de Sécurité (NSC), qui révèlent l'implication américaine dans la mort de Lumumba, qui a été vue à tort par l'administration Eisenhower comme étant le Fidel Castro africain. 
Les documents montrent que les principaux dirigeants congolais qui ont provoqué la chute de Lumumba étaient des acteurs du «Project Wizard», un programme d'action clandestin de la CIA. Des centaines de milliers de dollars et de l'équipement militaire ont été acheminés à ces dirigeants, qui ont informé leurs patrons de la CIA trois jours avant l’exécution de leur plan d'envoyer Lumumba dans les griffes de ses pires ennemis. 

Autres nouveaux détails: Les États-Unis ont autorisé des paiements à celui qui était président de la république à l’époque, Joseph Kasa-Vubu,  quatre jours avant l’envoie de Lumumba au Katanga. Les Etats-Unis ont fourni de l'argent et des armes à l'homme fort de l’armé Joseph Mobutu pour combattre les forces pro-Lumumba et ils ont aussi aidé à sélectionner et financer un gouvernement anti-Lumumba. A peine trois semaines après l’assassinat de Lumumba, les Etats-Unis ont encore autorisé un transfert de fonds pour toutes les personnes qui ont arrangé le meurtre de Lumumba.
En outre, ces documents montrent que les plans et les paiements ont été approuvés au haut niveau de l'administration Eisenhower, à savoir le Conseil National de Sécurité (NSC) ou son «groupe spécial» composé du conseiller à la sécurité nationale, du directeur de la CIA, du sous-secrétaire d'État aux affaires politiques et du secrétaire à la défense.

Ces faits ont quatre décennies, mais méritent d'être déterrés pour deux raisons. 
D'abord, la République Démocratique du Congo (connu depuis des années comme le Zaïre) lutte encore pour établir la démocratie et la stabilité. En faisant face à son rôle passé, celui de saper la démocratie naissante du Congo, les Etats-Unis pourraient encore contribuer à l'avenir du Congo. Deuxièmement, l’action des États-Unis au Congo est pertinente pour notre lutte contre le terrorisme. Elle montre ce qui peut arriver quand, dans la quête de la sécurité nationale, nous abandonnons les principes démocratiques et la primauté du droit pour lesquels nous nous battons.

En février 2002, la Belgique, ancienne puissance coloniale au Congo, a publié un rapport de mille pages qui lui reconnaissait «une part de responsabilité irréfutable dans les événements qui ont conduit à la mort de Lumumba». Contrairement à la Belgique, les États-Unis n'ont pas reconnu une telle responsabilité morale. Au fil des ans, des universitaires (y compris moi-même) et des journalistes ont écrit que la politique américaine avait joué un rôle majeur dans l'éviction et l'assassinat de Lumumba. Mais toute l'histoire est restée cachée dans les documents américains, qui, comme ceux que j'ai examinés, sont toujours classés malgré la fin de la guerre froide, la fin du régime de Mobutu et la confession de la Belgique.

Voici ce qu'ils nous disent que nous ne savions pas jusqu'à présent, ou ne savions pas avec certitude:
- En août 1960, la CIA a créé le Project Wizard. Le Congo était indépendant depuis un mois seulement, et Patrice Emery Lumumba, un nationaliste passionné, était devenu premier ministre, avec une majorité relative de sièges au parlement. Mais le candidat présidentiel américain John F. Kennedy promettait de relever le "défi communiste" et tandis que la NSC d'Eisenhower craignait que Lumumba se penche vers les Soviétiques.
Les documents américains montrent qu'au cours des mois suivants, la CIA a travaillé avec huit hauts responsables congolais - dont le président Joseph Kasa-Vubu, Joseph Mobutu (alors chef d'état-major de l'armée), Justin Bomboko ministre des Affaires étrangères, Albert Ndele, le président du Sénat Joseph Ileo et le dirigeant syndical Cyrille Adoula - qui ont tous joué un rôle dans la chute de Lumumba.
La CIA a rejoint la Belgique dans un plan, détaillé dans le rapport belge, pour qu'Ileo et Adoula élaborent un vote de défiance contre le gouvernement de Lumumba, qui serait suivi par des manifestations syndicales, les démissions des ministres (organisées par Albert Ndele) et la révocation de Lumumba par Kasa-Vubu.
- Le 1er septembre, le groupe spécial du NSC a autorisé les paiements de la CIA à Kasa-Vubu, selon les documents des États-Unis. 
- Le 5 septembre, Kasa-Vubu a révoqué Lumumba dans un décret d'une légalité douteuse. Cependant, Kasa-Vubu et son nouveau premier ministre, Ileo, se sont montrés très léthargiques la semaine suivante pendant que Lumumba ralliait ses partisans. Alors Mobutu a donc pris le pouvoir le 14 septembre. Il a maintenu Kasa-Vubu comme président et a établi un "collège des commissaires" temporaire pour remplacer le gouvernement dissous. 
La CIA a financé le Collège et a influencé la sélection des commissaires. Le Collège était dominé par deux participants au Project Wizard: Justin-Marie Bomboko, son président, et Albert Ndele, son vice-président. Un autre allié de la CIA, le dissident du parti Lumumba, Victor Nendaka, a été nommé chef de la sûreté nationale.
- Le 27 octobre, le groupe spécial NSC a approuvé 250 000 $ pour que la CIA obtienne l'appui parlementaire d'un gouvernement Mobutu. Cependant, lorsque les législateurs ont hésité à approuver un premier ministre autre que Lumumba, le parlement est resté fermé. L'argent de la CIA est allé à Mobutu personnellement et aux commissaires.
 - Le 20 novembre, le Groupe spécial a autorisé la CIA à fournir des armes, des munitions, du matériel de sabotage et une formation à l'armée de Mobutu au cas où elle aurait à résister aux forces pro-Lumumba. L’étendue réelle de ce qu'un document américain appelle la relation «intime» entre la CIA et les dirigeants congolais était absente du rapport de la Commission Church. La seule action secrète (en dehors des complots d'assassinat) dont la commission Church a discuté était l'effort d'août 1960 pour promouvoir l'opposition ouvrière et un vote de censure au Sénat.
Comment Lumumba est-il mort? Après avoir été évincé le 5 septembre, Lumumba a rallié le soutien du parlement et de la communauté internationale. Quand Mobutu a pris le pouvoir, les troupes onusiennes ont protégé Lumumba, mais Mobutu réussi à le confiné dans sa résidence.
- Lumumba réussi à s’échappé le 27 novembre. Quelques jours plus tard, il a été capturé par les troupes de Mobutu, battu et arrêté. Ce qui s'est passé ensuite est plus clair grâce au rapport belge et aux documents américains classifiés. Dès la veille de Noël 1960, le président du Collège des commissaires, Bomboko, offrit de remettre Lumumba à deux dirigeants sécessionnistes qui avaient juré de le tuer. L'un déclina et rien ne se passa avant la mi-janvier 1961, lorsque la position politique et militaire du gouvernement central se détériora et que les troupes gardant Lumumba (alors emprisonné sur une base militaire près de la capitale) se mutinèrent. La CIA et d'autres responsables occidentaux craignaient un retour de Lumumba.
- Le 14 janvier, les commissaires ont demandé à Kasavubu de déplacer Lumumba vers un «endroit plus sûr». Il n'y avait "aucun doute", conclut l'enquête belge, que Mobutu était d'accord. Kasavubu a dit au chef de la sécurité Nendaka de transférer Lumumba à l'un des bastions sécessionnistes.
- Le 17 janvier, Nendaka a envoyé Lumumba dans la région du Katanga. Cette nuit-là, Lumumba et deux de ses collègues ont été torturés et exécutés en présence de membres du gouvernement katangais. Aucune annonce officielle n'a été faite pendant quatre semaines.

Lumumba et ses compagnons arrêtés brutalement
Qu'a raconté le gouvernement américain à ses "clients" congolais durant les trois derniers jours de la vie de Lumumba? 
La commission Church a rapporté qu'un "chef du gouvernement" congolais avait informé le chef de la station de la CIA, Larry Devlin, le 14 janvier que Lumumba devait être envoyé "sur le territoire national" de son "ennemi juré". Pourtant, selon la Commission Church et les documents déclassifiés, ni la CIA ni l'ambassade des États-Unis n'ont tenté de sauver l'ancien premier ministre. 
La CIA n'a peut-être pas exercé de contrôle robotique sur ses agents d'action politique clandestins, mais l'incapacité de Devlin ou de l'ambassade américaine à remettre en question les plans d’éliminer Lumumba ne pouvait être considérée par les Congolais que comme un consentement. Après tout, des programmes secrets de la CIA avaient permis à ce groupe d'accéder au pouvoir politique et la CIA avait travaillé d'août à novembre 1960 pour assassiner ou enlever Lumumba. 

Ici, la chronologie américaine classifiée fournit un post-scriptum important. Le 11 février 1961, alors que des rapports du Congo indiquent que Lumumba était mort, le Groupe spécial de la NSC a autorisé 500 000 dollars pour des actions politiques, des paiements de troupes et du matériel militaire, en grande partie aux personnes qui avaient organisé le meurtre de Lumumba.
Devlin a cherché à prendre ses distances avec la mort de Lumumba.
Alors que la CIA était en contact étroit avec les responsables congolais impliqués, Devlin a déclaré à la commission Church que ces responsables Congolais «n'agissaient pas sous les instructions de la CIA. Dans une récente conversation téléphonique avec Devlin, j'ai posé la question de la responsabilité américaine de la mort de Lumumba. Il a reconnu qu "il était important pour [ces] dirigeants de coopérer avec le gouvernement américain". Mais il a dit qu'il ne "se souvient pas" d’avoir reçu le mot d'avance du transfert de Patrice Lumumba. Devlin a ajouté que même s'il avait objecté, "cela ne les aurait pas empêchés de le faire".

Patrice Emery Lumumba
En éludant sa part de responsabilité morale dans le destin de Patrice Emery Lumumba, les États-Unis brouillent l'histoire africaine et américaine et évitent la nécessité de réparer les méfaits d'hier par la politique d'aujourd'hui. En 1997, après la chute du régime de Mobutu, l'opposition démocratique congolaise a plaidé en vain pour un soutien américain et international. Depuis lors, pas moins de 3 millions de vies ont été perdues à la suite de la guerre civile et régionale. Les États-Unis n'ont pas soutenu une forte force de maintien de la paix Onusienne ni favorisé une transition démocratique en RDC. L'effondrement fin avril 2002 des négociations entre les factions congolaises menace de relancer le conflit en cours ou de ratifier la partition du pays.

Les actions de notre gouvernement il y a quatre décennies au Congo ont aussi une signification spéciale après la tragédie du 11 septembre. Ils préviennent que même si nous défendons justement notre terre et notre peuple contre les terroristes, nous devons éviter la peur excessive et le zèle qui mènent à une intervention destructrice qui trahit nos principes les plus fondamentaux.


Traduit par Freddy Monanga de l’article Opening the Secret Files on Lumumba’s Murder de Stephen R. Weissman parut dans le Washington Post à la page B03 le 21 Juillet 2002.

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